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Harcèlement sexuel au travail : les “recommandations” de la Défenseure des droits dans la conduite de l’enquête interne

Saisie d’une réclamation par une salariée estimant avoir fait l’objet d’un harcèlement sexuel au travail non reconnu par son employeur, la Défenseure des droits s’est récemment penchée sur les pratiques d’une grande entreprise dans le cadre des investigations internes ayant conclu à l’absence de preuve des agissements dénoncés par cette salariée.

Au delà des circonstances de l’affaire, cette décision est l’occasion de prendre la mesure des attentes pesant sur les employeurs et de renforcer la valeur probante des rapports d’enquête dans un contexte d’augmentation des litiges en lien avec des faits de harcèlement sexuel / discrimination liée au sexe.

Rappelons que l’obligation de conduire une enquête interne n’est pas inscrite dans le Code du travail en cas de signalement d’un harcèlement sexuel mais que l’employeur est tenu de prendre « toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les faits de harcèlement sexuel, d’y mettre un terme et de les sanctionner » (c. trav. art. L. 1153-5).

La mise en œuvre d’une enquête interne demeure un préalable nécessaire afin de faire la lumière sur la réalité et la gravité des agissements dénoncés.

Lorsqu’il décide de mener des investigations, sous réserve d’éventuels guides de conduites internes prévoyant des obligations spécifiques au sein de l’entreprise ou du groupe, l’employeur dispose en principe d’une grande latitude dans le choix des personnes entendues, l’appréciation des comptes-rendus d’auditions et, le cas échéant, dans la détermination des mesures correctives et sanctions appropriées.

Si la jurisprudence a progressivement dégagé de grands principes supposés encadrer les enquêtes internes (loyauté, contradictoire, indépendance, impartialité, confidentialité, discrétion, réactivité etc.), de nombreux salariés, qu’ils soient présumés victimes ou mis en cause, contestent les conclusions des investigations menées par leur employeur devant les prud’hommes.

Focus sur les enseignements à tirer de cette décision pour limiter les risques de contestation.

Contexte de la saisine de la Défenseure des droits

Dans cette affaire, la salariée soutenait qu’un collègue, exerçant des fonctions syndicales comme elle, avait tenu des propos à caractère sexuel à son égard et l’avait agressée sexuellement.

La salariée a signalé ces faits auprès de son employeur en produisant des attestations de plusieurs salariés avant de démissionner de ses missions syndicales et fournir un arrêt de travail de plusieurs mois.

L’employeur mettait alors en œuvre une enquête interne, confiée à une salariée de la Direction de l’éthique et à une psychologue, au cours de laquelle plusieurs témoins étaient auditionnés. Au terme des investigations, l’employeur considérait qu’aucun témoin ou preuve ‘tangible” ne confirmait le harcèlement sexuel invoqué par la salariée.

C’est dans ce contexte que la Défenseure des droits, saisie par la salariée, a décidé de mener une instruction auprès de l’employeur et lui a demandé de communiquer les comptes rendus des auditions menées dans le cadre de l’enquête.

NB : Précisons que cette autorité indépendante peut formuler des recommandations dans le cadre desquelles elle demande par écrit qu’une problématique individuelle ou collective soit réglée et/ou qu’une mesure soit prise dans un délai spécifique. La décision a naturellement vocation à être produite en justice en cas d’inaction de l’employeur.

Dans cette affaire, la Défenseure des droits a rappelé à cet employeur, par le biais d’une recommandation individuelle, ce qu’elle considérait comme des manquements à ses obligations dans le cadre des investigations menées considérant qu’il n’avait pas tiré les conclusions appropriées des témoignages figurant dans le rapport d’enquête.

Concernant l’aménagement de la charge de la preuve : le salarié n’a pas à apporter la preuve directe du harcèlement subi

La Défenseure des droits rappelle que l’employeur doit tenir compte des règles prévoyant l’aménagement de la charge de la preuve en matière de harcèlement :

– Dans un premier temps, le salarié doit présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement : le salarié doit donc uniquement apporter des éléments de présomption et non des preuves irréfutables du harcèlement subi comme l’exigeait son employeur ;

-Dans un second temps, au vu des éléments communiqués par le salarié, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ;

Enfin, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles :

l’aménagement de la charge de la preuve permet au demandeur de constituer un faisceau d’indices convergents laissant supposer l’existence d’une discrimination, sans exiger qu’il n’en rapporte une preuve directe. Il doit seulement faire naître un doute raisonnable.”

En l’espèce, la salariée avait fourni plusieurs éléments dont le contenu était concordant (échanges de SMS, d’emails, corroborés par des attestations de collègues et de la responsable des ressources humaines, etc.) dont l’employeur ne pouvait tempérer le sens ou la valeur probante.

En outre, si le salarié mis en cause niait l’agression sexuelle, il reconnaissait ses propos à connotation sexuelle en tentant de les minimiser.

Plusieurs autres salariés témoignaient de propos similaire tenus à leur encontre par le salarié mis en cause.

Au regard de la multiplicité et de la concordance des attestations et témoignages collectés, la Défenseure des droits estimait que la salariée avait apportée suffisamment d’éléments laissant présumer l’existence d’un harcèlement sexuel et/ou harcèlement sexuel d’ambiance (situation où un ou plusieurs salariés subissent des provocations ou blagues obscènes ou vulgaires qui lui ou leur deviennent insupportables) à son égard.

Concernant le choix des personnes auditionnées dans le cadre de l’enquête

La Défenseure des droits reproche également à l’employeur ne pas avoir entendu au cours de l’enquête tous les témoins potentiels cités par la salariée.

Dès lors qu’une audition est indispensable à la manifestation de la vérité et sans qu’il ne soit nécessaire que la victime l’ait demandée explicitement, l’employeur doit veiller à ce que l’enquêteur y ait procédé, l’enquête devant être effectuée loyalement.”

L’enquête avait donné lieu à sept auditions sur un mois, dont celles de la salariée présumée victime et du salarié mis en cause : la Défenseure des droits estimait cependant que d’autres salariés, possiblement témoins des faits dénoncés, auraient dû être entendus pour que l’enquête soit la plus exhaustive possible.

En pratique, bien que l’employeur dispose d’une liberté d’appréciation dans le choix des personnes auditionnées (Cass. soc. 1er juin 2022, n°20-22.058), il est recommandé d’inviter a minima :

-la victime présumée,

-la personne mise en cause,

-les témoins,

-les responsables hiérarchiques directs de la victime présumée et de la personne mise en cause,

-et toute personne demandant à être auditionnée ou dont l’audition est souhaitée par la victime présumée ou la personne mise en cause.

Le juge apprécie la pertinence du nombre de salariés interrogés pour décider ou non d’écarter l’enquête interne des débats : l’employeur a donc intérêt à définir avec soin le panel des personnes interrogées (notamment en cas d’exclusion de personnes suggérées par les protagonistes) pour éviter que ses investigations ne soient considérées comme déloyales.

Concernant la durée de l’enquête : elle ne doit pas être excessive

La Défenseure des droits a souligné que la durée de l’enquête pourrait être considérée comme excessive : elle a été initiée en mai 2021, les auditions ont eu lieu en juin 2021, mais les conclusions ont seulement été rendues en février 2022.

Elle rappelle qu’une enquête interne ne doit pas avoir une durée excessive sous peine pour l’employeur de se voir reprocher un manquement à son obligation de sécurité.

En l’occurrence, l’employeur opposait la complexité de l’enquête pour justifier un délai de huit mois.

Des mesures conservatoires doivent cependant être envisagées dans l’intervalle pour protéger les salariés impliqués. En l’espèce, la salariée était en arrêt maladie pendant plusieurs mois puis en télétravail exclusif sur préconisations du médecin du travail dans le cadre d’une reprise en mi-temps thérapeutique jusqu’au terme de l’enquête.

Concernant les modalités de restitution de l’enquête

Dans sa décision, la Défenseure des droits reproche à l’employeur d’avoir restitué oralement les conclusions du rapport d’enquête sans en avoir préalablement informé la salariée. Cette recommandation excède toutefois les exigences de la Cour de cassation qui ne réserve pas la primeur de cette information aux présumées victimes.

Pour mémoire, l’employeur n’est pas tenu de transmettre le rapport d’enquête aux parties concernées (victime présumée et salarié mis en cause).  Ce n’est qu’en cas de contentieux que le rapport devra être transmis aux parties concernées si l’enquête fait partie des éléments soumis aux juges.

Concernant la nécessaire sanction des auteurs de harcèlement sexuel

Lorsque le harcèlement sexuel est constaté par l’employeur, celui-ci doit sanctionner l’auteur des agissements de façon proportionnée et l’éloigner de la victime.

En effet, en application de l’article L. 1153-6 du code du travail, « Tout salarié ayant procédé à des faits de harcèlement sexuel est passible d’une sanction disciplinaire. »

La Cour de cassation a récemment jugé qu’une sanction d’avertissement sans mesure éloignant le salarié sanctionné de la victime était insuffisante et que l’employeur avait ainsi manqué à son obligation de sécurité (Cass. soc. 17 févr. 2021, n° 19-18.149).

La Défenseure des droits considère en conséquence que l’employeur avait manqué à son obligation de sanctionner le salarié mis en cause.

Concernant les représailles invoqués par la salariée à l’issue de l’enquête

Le simple fait de demander à la salariée dans les conclusions du rapport d’enquête de ne plus recourir aux enregistrements clandestins de ses collègues, en précisant qu’il s’agissait d’une infraction passible de poursuites devant les juridictions pénales, caractérisait des représailles interdites selon la Défenseure des droits.

Cette dernière a estimé que cette précision, formulée à l’égard d’une salariée victime de harcèlement sexuel, constituait une menace de poursuites judiciaires non pertinente présentant un caractère particulièrement intimidant.

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Au regard de ce qui précède, la Défenseure des droits a considéré que la salariée avait bien été victime de harcèlement sexuel et de harcèlement d’ambiance au cours de son emploi et que l’employeur avait manqué à son obligation de sécurité à son égard.

En conclusion, elle recommande à l’employeur de se rapprocher de la salariée afin de procéder à juste réparation de son préjudice (sans autre forme de précision on peut imaginer une indemnisation financière) et de modifier ses pratiques d’enquête dans un délai de trois mois.

Gageons que ces recommandations, plus sévères à certains égards que la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d’enquêtes internes, seront exploitées en justice pour apprécier la valeur probante du rapport d’enquête établi par l’employeur dans des affaires similaires.

Source : Décision du Défenseur des droits n°2024-105

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